Jean Pralong, professeur en gestion des ressources humaines
Jean Pralong, professeur en gestion des ressources humaines à l'EM Normandie EM Normandie

Jean Pralong, professeur de gestion des Ressources Humaines à l'EM Normandie, publie, ce lundi 13 novembre, une étude intitulée "Talent d'Achille : pourquoi les cadres ne croient pas en leur talent". Nous l'avons interrogé pour comprendre les principaux enseignements qu'il tire de ce travail.

Comme le révèle l'étude, en cet automne 2023, le recrutement et la mobilité externe apparaissent en net ralentissement. Comment expliquez-vous cela ?

Parce que, d'abord, le Covid a ralenti les recrutements. De nombreux départs qui auraient dû avoir lieu pendant la crise sanitaire ont été retardés. Il a donc fallu rattraper ce retard. Cela a ensuite été catalysé par l'embellie économique qui a suivi la sortie du Covid. Nous avons donc connu des années un peu folles où les entreprises recrutaient beaucoup pour rattraper le retard de recrutement qui n'avait pas été réalisé avant. Mais cet emballement de recrutement devait bien s'arrêter un jour. C'est aujourd'hui le cas avec, parallèlement, une économie qui ralentit légèrement.

Nous sortons donc d'une phase de recrutement et nous entrons dans une phase de gestion. Aujourd'hui, les entreprises doivent gérer cet afflux de nouveaux collaborateurs. C'est pour cette raison que la question des talents devient intéressante. Dans la réthorique RH, gérer des collaborateurs, gérer les carrières, gérer les compétences équivaut à gérer les talents au sens large. Mais ce terme de talent manque beaucoup de contenu et présente une importante ambiguïté. C'est le thème principal de notre étude.

En quoi la question de la gestion des talents est particulièrement cruciale aujourd'hui ?

Les entreprises découvrent que recruter c'est bien, mais engager c'est mieux. Recruter, c'est trouver une personne qui présente les bonnes compétences et lui proposer un bon travail. Engager quelqu'un, c'est beaucoup plus compliqué que cela : c'est le faire adhérer à des valeurs, à un projet d'entreprise, c'est montrer que sa place au sein de la société a un sens... C'est la phase dans laquelle nous sommes aujourd'hui après la phase de recrutement qui a eu lieu à la sortie de la crise sanitaire. La gestion de ces "talents" passe par cette idée d'engagement. C'est un sujet que les équipes RH redécouvrent. Et cet engagement nécessite un accompagnement.

Que préconisez-vous à cet effet ?

Il faut faire comprendre à ces travailleurs qu'ils ont du talent, que leurs contributions sont visibles et sont reconnues. Pour résumer, il faut leur montrer de la confiance, un projet clair et du développement. Le meilleur levier de motivation n'est pas la rémunération. C'est plutôt la compréhension de sa place parmi les autres et la reconnaissance de son travail.

De même, aller au travail en sachant que l'on va apprendre des choses est également un important levier de motivation. Le développement et l'évolution d'un poste sont aussi cruciaux et c'est l'une des différences qu'il subsiste entre la notion du recrutement et celle de l'engagement. Dans la phase de recrutement, la fiche de poste est définie de manière très fermée alors que l'engagement laisse la place à plus d'ouverture et à davantage de mécanismes de développement.

Pourquoi affirmez-vous que les cadres ne croient pas en leur talent ?

Il y a deux lectures du terme de "talent". La lecture inclusive est celle adoptée par les équipes RH qui équivaut à dire que tous les collaborateurs ont du talent. Tout le monde a des contributions à apporter aux entreprises et tout travailleur a ses spécificités. Aujourd'hui, les équipes RH ont construit l'image du collaborateur à partir de cette lecture inclusive.

Pour autant, les cadres que nous avons interrogés ont une autre lecture de cette notion de talent. Ils ont, quant à eux, une vision très sélective et très élitiste selon laquelle le talent concerne seulement une poignée de personnes dont ils ne font pas partie. Dans l'esprit collectif, le talent est un terme très fort et très connoté, qui fait référence à des compétences innées, à des domaines exceptionnels, des capacités exceptionnelles, des contributions exceptionnelles... Et finalement, très peu de cadres croient en leur talent. Ils pensent que cela est destiné à d'autres, plus jeunes, qui sortent des grandes écoles.

Dans l'esprit collectif, un collaborateur diplômé est plus susceptible d'être considéré comme étant un talent qu'un autre moins diplômé mais plus performant ?

Oui, c'est ce qui ressort de notre étude. Par exemple, une personne qui performe beaucoup mais qui n'a qu'un BTS sera moins vue comme un talent que quelqu'un qui performe normalement, mais qui a un très beau diplôme. Cela pose évidemment un problème car cela signifie que dans le milieu professionnel, nous pensons encore que le talent est davantage lié au diplôme qu'à la compétence et à la performance au sein d'une entreprise.

Pourriez-vous expliquer ce paradoxe que vous avez identifié entre les sentiments des cadres et les réelles approches des équipes RH ?

Je crois que c'est un peu le décalage qu'il existe entre l'expert et le novice. Le métier des équipes RH, c'est de réfléchir à ce qu'elles veulent faire de leurs collaborateurs et donc elles ont forcément réfléchi à l'intégration de chacun. Elles ont une certaine expertise et savent bien que tous les collaborateurs ont leurs propres talents. En revanche, je pense que les cadres, eux, sont victimes de la symbolique de la notion de talent, qui serait très sélective à leurs yeux.

Est-ce problématique ?

Oui, je pense que ce décalage entre ce que veulent faire les équipes RH avec cette dimension inclusive et ce qu'en pensent les cadres avec cette lecture plus élitiste est problématique. Il pourrait créer un monde des cadres à deux vitesses avec d'un côté des "élites" dotées de beaux diplômes et qui n'ont aucune gêne à se considérer comme étant des talents, et de l'autre, les cadres "lambdas" qui ne vont pas avoir de grandes ambitions car ils ne croient pas en leur talent. Les bons salaires iraient forcément à la première catégorie, même si les travailleurs appartenant à la seconde catégorie présentent de meilleures performances.