Pierre-René Lemas, président de France Active
Pierre-René Lemas, président de France Active depuis 2018. France Active

À l'occasion du mois de l'économie sociale et solidaire (ESS), Pierre-René Lemas, ancien secrétaire-général de l'Élysée (2012-2014) et actuel président du réseau associatif France Active, dont l'ambition est de bâtir une société plus solidaire, nous livre ses éclairages sur le secteur.

Tout d'abord, pourriez-vous nous expliquer ce qu'est l'épargne solidaire ?

Pierre-René Lemas : C'est l'épargne que n'importe quel citoyen peut faire sur des produits de placement fléchés vers des activités économiques à impact social, vers des fonds à vocation sociale et solidaire. Cela sert à financer un champ d'actions dans lequel nous pouvons retrouver le tourisme social, la protection de l'environnement, le développement de l'agro-écologie, la création d'établissements sociaux, et bien d'autres. Tout ceci étant évidemment d'intérêt général. Le réseau associatif France Active gère notamment l'orientation de cette épargne vers des entreprises à vocation sociale et solidaire.

Quels critères permettent à une entreprise d'être considérée comme étant "sociale et solidaire" ?

Pierre-René Lemas : Une entreprise sociale et solidaire ne se définit pas par son statut. C'est plutôt une question d'engagement de la part de l'entreprise. Tout d'abord, les bénéfices de la société doivent être redistribués à l'intérieur de cette dernière. Ensuite, elle doit présenter une gouvernance démocratique (participation des salariés dans les décisions, transparence...). Enfin, une entreprise sociale et solidaire doit avoir une vocation d'intérêt général. Selon France Active, cette vocation d'intérêt général peut passer par la création d'emplois, par le développement du tissu économique local ou par la protection de l'environnement.

Quelles sont les sources de financement de l'épargne solidaire ?

Pierre-René Lemas : Il existe trois principales sources de financement de l'épargne solidaire. Tout d'abord, le canal le plus important est l'épargne salariale. Celle-ci, qui croît chaque année d'environ 10 %, représente aujourd'hui environ 15 milliards d'euros par an. La deuxième source de financement est initiée par les banques et les compagnies d'assurance. Depuis la loi Pacte de 2019, les institutions bancaires peuvent proposer à leurs clients d'orienter 10 % de leur épargne vers l'épargne solidaire. Au total, ce canal permet un financement annuel d'environ 10 milliards d'euros. Enfin, la troisième source est l'actionnariat dans une entreprise solidaire, qui avoisine le milliard d'euros.

En 2022, l'épargne solidaire a représenté environ 26,3 milliards d'euros, soit 7 % de plus par rapport à l'année précédente. Cela a permis de générer 841,5 millions d'euros de financements solidaires pour soutenir plus de 1 590 projets à impact social ou environnemental. De même, 4,8 millions d'euros de dons ont été versés à des associations. Notre objectif est de doubler ces ressources d'ici trois ans.

Quels enjeux préoccupent le plus les Français lorsqu'ils investissent dans cette épargne ?

Pierre-René Lemas : Un quart des Français sont aujourd'hui prêts à investir dans l'épargne solidaire. C'est mieux qu'avant mais ce n'est toujours pas suffisant. Parmi les différents enjeux d'intérêt général, les Français accordent plutôt la priorité à l'environnement. La transition écologique est le principal enjeu pour un tiers de ceux qui investissent dans l'ESS. Ensuite vient en deuxième place la question de l'emploi et du social. C'est ce que notre dernier sondage révèle mais cela est tout de même un peu artificiel car les Français qui placent leurs économies dans cette épargne solidaire se préoccupent, en général, de l'ensemble des enjeux concernés (social, sociétal et environnemental). Les différents niveaux de responsabilité se mêlent très souvent lorsqu'un Français investit dans l'épargne solidaire.

Quelles perceptions ont aujourd'hui les Français de cette épargne solidaire ? Existe-t-il encore des freins à son développement ?

Pierre-René Lemas : La perception des Français pour l'épargne solidaire est extrêmement positive. Mais pour cela, il faut qu'ils connaissent son existence ! Lorsque nous les interrogeons, la réaction est positive mais quand nous poussons un peu plus l'analyse, nous remarquons qu'environ 7 Français sur 10 ne savent pas vraiment ce qu'est l'épargne solidaire. Le premier frein à son développement est donc ce manque d'informations. Le deuxième concerne plutôt la vision que les Français peuvent avoir sur la rentabilité du secteur de l'économie sociale. La rentabilité est-elle garantie ? Car même si de nombreux Français se préoccupent des enjeux de solidarité, ils épargnent généralement avant tout pour, in fine, gagner de l'argent. Il est donc essentiel que l'épargne solidaire soit un minimum rentable.

Et justement, quelle est la rentabilité de l'épargne solidaire ?

Pierre-René Lemas : À court terme, le niveau de rentabilité de l'économie sociale et solidaire est plus faible que les autres activités. Nous ne perdons évidemment pas de capital mais dans un premier temps, l'épargne est moins rentable que d'autres. Il faut accepter d'investir dans une épargne patiente. La rentabilité se dégage qu'à moyen ou à long-terme. Il ne faut donc pas être court-termiste lorsque nous nous engageons dans l'épargne solidaire. Par exemple, lorsque les épargnants ont investi un peu d'argent dans des fonds d'entreprises qui viennent d'être lancées comme BlaBlaCar, ils n'ont pas remporté grand chose au départ mais au final, ils ont fait une très bonne affaire. Un arbitrage citoyen doit être fait : pour investir dans des entreprises d'intérêt général, est-ce que j'accepte de gagner un peu moins d'argent au démarrage ?

Notre ambition est d'intégrer la dimension sociale dans cette économie libérale et de pousser les entreprises à avoir d'autres vocations que la seule recherche de profits. La valeur sociale est une autre richesse que les entreprises doivent créer.

N'est-ce pas un peu idéaliste de penser que les entreprises vont, d'elles-mêmes, intégrer cette dimension d'intérêt général sans aucune mesure coercitive ?

Pierre-René Lemas : C'est parfaitement idéaliste mais je pense tout de même que c'est le chemin que doit prendre notre société. Ce n'est plus seulement une vision philanthropique. Cette question devient de plus en plus une question de marché. D'ailleurs, de plus en plus de sociétés intègrent, d'elles-mêmes, cette dimension dans leur stratégie de développement. Nous l'apercevons bien dans les campagnes de communication des entreprises où leur responsabilité est constamment mise en avant. Et je ne pense pas que ce soit uniquement du "greenwashing" ou du "socialwashing". Il y a très souvent de réelles actions concrètes derrière tout cela. Dans le cas inverse, le retour de bâton peut être terrible.

La ministre déléguée chargée des PME Olivia Grégoire a annoncé, en début de semaine, vouloir lever 800 millions d'euros supplémentaires destinés à l'ESS. Qu'en pensez-vous ?

Pierre-René Lemas : J'attends surtout de la part du gouvernement qu'il donne de la visibilité à l'économie sociale et solidaire. J'applaudis le travail que fait Olivia Grégoire pour ce secteur. Ces 800 millions d'euros supplémentaires sont appréciables mais il faudrait que cet effort se poursuive sur le long terme. Nous avons tout de même besoin que le soutien de l'État aille plus loin car il est un aiguillon indispensable pour l'économie solidaire. Nous attendons des mesures concrètes comme le fait de privilégier le secteur social, solidaire et environnemental dans la politique d'achat public. Toutefois, je ne pense pas que l'État puisse prendre en charge la gestion de l'économie solidaire à la place de tout le réseau d'associations et d'entreprises actuellement déployé.